« Digital RH », expérience collaborateur et QVT ne riment-ils qu’avec cadres et employés de bureau ? Quid des cols bleus dans la transformation la plus profonde et inédite de l’histoire de l’entreprise ? Quentin Guilluy, co-fondateur & CEO d’Andjaro, revient sans langue de bois sur le gap technologique existant entre les cols bleus et les cols blancs.
Les cols bleus sont-ils exclus de la transformation digitale ?
Quentin Guilluy — Les cols bleus ne sont pas exclus de la transformation digitale dans le sens où ce n’est pas volontaire. Je dirais plutôt qu’ils sont les grands oubliés de l’histoire. En 2021, encore trop de dirigeants et de managers sur le terrain sont convaincus que leurs collaborateurs n’ont pas de smartphone pour consulter une application professionnelle ou que la barrière de la langue représente un frein au déploiement de solutions innovantes.
C’est oublier qu’ils communiquent via Whatsapp et qu’ils remplissent des formulaires administratifs comme tout le monde. Il y a d’importants a priori vis-à-vis de la population des cols bleus. Cet écart de perception entre la réalité et les croyances ralentit fortement l’innovation dans les entreprises. D’autant plus qu’il existe aussi des préjugés à l’égard de l’innovation.
Comment est-il possible d’expliquer cette appréciation des dirigeants vis-à-vis de l’innovation ?
Q. G. — Pour un novice, il est assez difficile de distinguer le digital « gadget » du digital qui a du sens. Au sein des entreprises, on ne trouve pas encore suffisamment d’experts parlant le même langage que les acteurs de la HR Tech. De plus, faire le tri dans l’écosystème startup, c’est compliqué. En 2018, on recensait déjà plus de 600 startups RH ! Entre une structure qui démarre avec laquelle une entreprise assume d’essuyer les plâtres et une startup qui passe le cap de la PME avec laquelle elle va bénéficier d’un retour d’expérience, ce n’est ni le même engagement ni les mêmes attentes.
Vous avez souligné que les cols bleus sont les « grands oubliés de l’histoire ». Comment inverser la tendance ?
Q. G. — Tout d’abord, il faut rappeler le contexte. Le persona de l’entrepreneur est un homme, âgé de 30 à 40 ans, sorti tout droit d’une école de commerce. Si, à l’origine, en montant leur business, les entrepreneurs souhaitent répondre à un problème personnel, les solutions proposées seront à destination des cols blancs. Uber, typiquement, c’est une application pour permettre aux cols blancs d’aller d’un point A à un point B. Aujourd’hui, il y a une offre pléthorique ciblant cette population et une offre famélique à destination des cols bleus. Le digital est conçu et acheté par les cols blancs. Il faut réussir à sortir de ce schéma.
Ensuite, on arrive bien mieux à mesurer le coût de l’insatisfaction des cols blancs que celui des cols bleus. Selon moi, c’est du ressort de l’émotion plus que de l’économie. Si un problème survient au niveau des opérations, pour la direction ou la fonction RH situées au siège social, cela va raisonner comme un souci professionnel parmi d’autres. Ce ne sera pas vécu comme une souffrance personnelle. Sur la plateforme Andjaro, nous collectons des informations sur les temps de trajet domicile – lieu de travail. Les comités de direction sont souvent surpris d’apprendre le temps de trajet moyen de leurs collaborateurs. Dans le Facility management (nettoyage) francilien par exemple, la plupart des salariés habitent à l’opposé de leur lieu de travail ! Est-on capables de se sentir concernés ?
La proportion des cols bleus est importante dans la population active. Comment réussir à tous les adresser ?
Q. G. — C’est impossible. Beaucoup d’entreprises souhaitent mettre en place des solutions qui serviront et conviendront à tout le monde. Elles doivent faire le deuil de l’unanimité. Si 15% à 20% des effectifs souhaitent travailler plus et que l’organisation a des missions à confier, pourquoi ne pas leur mettre à disposition les outils digitaux adéquats ? Des personnes n’adhèreront pas, mais ce n’est pas grave.
La fonctionnalité pour le cas particulier prend le pas sur la finalité. Si vous vous arrêtez sur la fonctionnalité pour un col bleu, il est facile de se dire que l’impact ne sera pas énorme. En revanche, sous le prisme du volume, de la masse des effectifs, ça fait la différence. Il est temps d’être plus pragmatique dans les approches.
Est-ce que vous percevez quand même des évolutions ? Les regards commencent-ils à changer ?
Q. G. — Jusqu’à très récemment, la HR Tech pour les cols blancs était gérée à l’échelle des Ressources Humaines, quand la HR Tech pour les cols bleus relevait de la Direction des opérations. C’est la digitalisation des processus des opérations qui a permis d’ouvrir la voie aux solutions RH. La HR Tech pour les cols bleus est en train de changer de main petit à petit, le contexte de la pandémie représentant un fort accélérateur. La direction des RH a compris la nécessité de digitaliser sa relation avec les cols bleus pour s’affirmer comme un HR Business Partner à part entière. Elle se débarrasse des tâches administratives chronophages, ce qui lui donne la possibilité de se rapprocher du terrain et des cols bleus. On assiste à une prise de conscience qui va conduire à un rééquilibrage technologique.
Par ailleurs, ne pas se lancer lorsque les autres entreprises se digitalisent, y compris pour les cols bleus encore sur le terrain depuis le début de la crise de COVID-19, c’est prendre le risque d’être dépassé ou distancé par ses concurrents. C’est également dangereux pour le taux de rétention des collaborateurs. En sous-estimant la digitalisation dans leur vie personnelle – et donc en étant dans l’inaction –, il y a de fortes chances que les collaborateurs se tournent alors vers d’autres boîtes qui elles sont digitalisées.